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7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 18:00

 

 

 

 

Les bilotchas d'Alexandre

 


 



En cette fin d'après midi, nous venions d'envahir la réplacette sans trop savoir encore à quoi nous allions nous distraire.
C'est alors que Momo surgit exhibant au bout de son bras haut levé, un objet inconnu.
Striguilipi le suivait de près tenant, comme une traîne, une maigrelette guirlande de chiffons. Tellement qu'ils s'exclafaient qu'ils ne parvenaient à nous répondre. Enfin:
- U u u bilotcha ! parvint à hoqueter le fils Gallego.
- Mon pèr' ml'a ramné de Parisss dit le fils Benguigui qui inventera plus tard les SMS.

Une bilotcha ça !
 Imaginez le dessin d'un oiseau avec les ailes toutes droites comme l'aigle des insignes américains ... Auncune armature, tu as beau faire pour le tenir c'est toujours tchaffé ...
Charitable, Riqué tient à prévenir:
- Tu sais Maurice, ici c'est pas un bon coin pour faire voler les bilotchas ... La falaise elle nous bouffe tout le vent arrière.
Les deux autres n'insistèrent pas voyant leur engin se complaire au rase-mottes et se rattrapèrent de leur insuccès en nous laissant admirer la belle image et ses éclatantes couleurs.
C'était autre chose quand à Pâques  dernières aux champs Protin ,  avec Alexandre, un autre  de mes oncles, j'allais faire voler ma bilotcha.


    - Dis, tonton, tu me feras une bilotcha bientôt?

En ce temps de Pâques, la plupart de mes amis entreprenaient la construction des cerfs-volants. Certains mêmes les faisaient déjà voler dans les champs Protin, champs encore vierges de toutes ces villas qui devaient par la suite priver les enfants du quartier d'Eckmühl d'un merveilleux terrain de jeux.

Mon oncle Alexandre, le taciturne, parut réfléchir longuement. Son noble visage de patricien romain se détendit enfin:
    - Eh oui! c'est vrai que c'est le moment ... Nous la fabriquerons dimanche matin.

    - Et c'est quoi que tu me feras, cette fois?

Trois possibilités s'offraient.

Le plus simple pour lui était de construire un « Bacalao », cerf-volant dont la forme en losange, en rappelant les morues séchées et ouvertes qu'on vendait dons le commerce, lui avait valu son nom. Mais les prouesses techniques du «Bacalao» étaient réduites. Souvent, dès le premier envol, il pirouettait à deux ou trois reprises avant d'aller s'écraser du nez dans la terre broussailleuse. Quand, par chance, il restait encore utilisable et qu'en proportionnant mieux sa queue de lanières de chiffons noués il réussissait à partir, on ne pouvait le faire monter très haut: sa surface réduite n'offrait pas assez de prise au vent pour compenser le poids de la cordelette de chanvre. Et encore fallait-il demeurer vigilant, tellement la moindre saute d'humeur du vent risquait de compromettre le fragile équilibre.
    - Le« Barilete» de l’an dernier, qu'est-ce que tu en as fait?

    - Il est en haut de l'armoire de mémé ... mais le papier est tout déchiré.

C'était certes un cerf-volant sérieux que le« Barilete ». Alexandre le bâtissait remarquablement car toujours, dès le premier essai, il s'envolait avec sûreté. Il ressemblait à ces maisons que les " petits crayonnent, un carré surmonté d'un toit en trapèze. Son nom rappelait-il la forme d'anciens barils? Peut-être...

Seulement, dans ce modèle encore, la surface de prise au vent ne lui permettait d'atteindre que les altitudes moyennes, car de lui consentir trop de fil l'alourdissait au point même de, parfois, le désunir en une série de loopings difficilement récupérables.  
    - Mais est-ce que les roseaux sont en bon état?

    - Oui, l'assurai-je avec le maximum de déception dans la voix.

J'espérais tellement avoir cette année le meilleur de tous nos cerfs-volants, celui qui montait si haut et si droit qu'on avait du mal à le retrouver dès que le regard se détachait un instant de lui, ce seigneur qui dominait du double de hauteur, impassible et sans trahison, la masse hésitante des « Bariletes » et des « Bacalaos : la « Luna».
    - Çà n'a pas l'air de te plaire, dit mon oncle, alerté par le ton de ma voix.

    - Oui, mais ...­
    - Mais, quoi?

Comment le lui dire alors que je l'avais entendu affirmer à un voisin que ce modèle requérait trop de temps pour le bien réussir.

    - J'aurais aimé une « Luna»

Ouf ! C'était parti. Comme l'instant d'avant, Alexandre réfléchit longuement, il ne se pressait jamais pour accepter ou refuser et j'imaginais sa langue tournant lentement sept fois autour de son palais. A son air, l'aventure le tentait.

    - De quelles couleurs tu la préfères?

    - Rouge et verte, mais comme çà t'arrange le mieux ..., et tu la feras grande?
    - Comme çà, indiqua-t-il en portant sa main à son front, et tu auras intérêt à bien la tenir.

C'était un véritable monstre qu'il me proposait, un monstre comme je n'en avais vu jusqu'ici qu'un ou deux modèles. Plaisir et inquiétude à l'idée de tenir en laisse un pareil phénomène. Mais plaisir d'abord, en ce Dimanche après-midi quand, ayant rejoint les champs Protin, le regroupement des copains et des curieux s'exclamait d'admiration devant l’octogone rouge, vert et frangé de papillotes jaunes de notre« Luna ».

Tonton Alexandre s'était dépensé depuis l'aube pour ce résultat. Maintenant il cherchait un couloir d'envolée que ne viendrait pas troubler la meute maladroite des tireurs de « Bacalaos ». L'ayant trouvé, il me demanda de me poster avec la « Luna» à une vingtaine de mètres de lui, face au vent, pour le lancement.

- Tu le tiens le plus haut possible, par là - en indiquant la croisée des quatre traverses de roseaux formant l'armature - et tu gardes la queue dans ta main à cause des broussailles ... même quand je te dirai de lâcher, contrôle que la queue se déroule dans ta main tant que la «Luna » n'aura pas assez de hauteur.

J'ai beau me dresser sur la pointe des pieds, la taille du cerf-volant ne me permet pas de le présenter bien haut. Cela doit cependant suffire puisque :

- Lâche!

Avant que l'ordre ne me soit parvenu, j'ai vu mon oncle esquisser un départ de course et, instinctivement mes doigts ont desserré leur étreinte tandis que le fil tendu leur arrache la «Luna ». Dans un frémissement sonore dû aux papillotes, la «Luna» s'élève. La queue s'est vite enfuie de ma main et, comme je reviens sur Alexandre, arrêté et rendant du fil, je peux, tête rejetée en arrière, suivre la majestueuse escalade du cerf-volant.

- Je croyais avoir mis trop de queue, dit mon oncle, mais avec le vent d'aujourd'hui c'est préférable.

 

Le poids de la queue est un élément décisif du bon fonctionnement de nos types de cerfs-volants, cor elle les oblige à présenter leur face au vent sous une incidence qui leur évite le déséquilibre. Clignant des yeux dans le soleil, mètre après mètre, Alexandre contrôle la montée de notre «Luna ». Elle a déjà dépassé le niveau des« Bacalaos ».

 

Aïe!

Un voisin a désuni son «Barilete» et, dans ses loopings, ce dernier risque de venir s'accrocher à notre fil. Heureusement, le gamin, pas trop maladroit, rétablit la situation.

- Tu ne veux pas te mettre encore plus près? lui jette mon oncle, un instant courroucé.

 

Les derniers mètres de notre pelote de cordonnet se dévident et dans la main d'Alexandre ne subsiste plus maintenant que le bâtonnet sur lequel il était enroulé. Jusque-là, silencieux et attentif, j'ai surtout suivi la décroissance progressive de la «Luna» dans le ciel. Elle n'est plus qu'un point noir bien au-dessus de ses frères.

- Tiens, prends-la! Mais attention, elle tire très fort.

C'est vroi qu'elle tire très fort.

- Qu'est-ce que tu en dis?

- Tonton, tu es un champion. On envoie un message?

Mon oncle extirpe de sa poche des carrés de mince carton blanc d'une dizaine de centimètres de côté. Chacun est percé en son centre d'un trou suffisant pour être enfilé sur le bâtonnet puis glissé sur la cordelette. Tout en s'affairant à l'opération, Alexandre demande :

- Qu'est-ce que tu lui dis à ta « Luna» pour ce premier message?

- Que c'est une championne ... la championne des champions.

Déjà poussé par le vent, le carré blanc est parti dans une ascension d'abord hésitante, puis régulière, le long de l'hyperbole du fil. Nous ne le distinguons bientôt plus.

- Bon, je vais voir M.Sanchez qui est là-bas, dit mon oncle en  désignant à une centaine de mètres un voisin qui s'évertue à faire partir le bacalao de son fils, ... et tu fais attention en envoyant les messages à bien tenir le bâton parce que, autrement, la Luna on la retrouve à Tamasouët !

II s'éloigne.

C'est merveilleux ce qu'elle tire, ma « Luna»! J'ai mal aux yeux à force de la regarder dans le soleil. De temps à autre un coup de vent lui fait esquisser un pas de danse qu'accompagne la longue traîne de sa queue. Parfois, en exerçant sur le bâton une traction de tout le bras, j'obtiens le même résultat. Un à un, les messages que je lui envoie lui apportent les témoignages de mon admiration. Pas un cerf-volant qui Se tienne à cette altitude, tant s'en faut.

- Elle marche drôlement bien, ta « Luna» !

Un garçon, dans un débraillé de tarambana, se tient à mes côtés.

- C'est toi qui l'a fait partir, continue-t-il.

- Non, c'est mon oncle, et c'est lui qui l'a fabriquée tout seul.

- Eh bien, c'est un champion ton oncle! Je m'appelle Tonio.

Les compliments successifs ont détendu ma méfiance.

- C'est le monsieur là-bas, ton onde?

- Non, l'autre avec les cheveux blancs.

Un moment de silence.

- Tu me la laisseras tenir un peu?

- Ah non!

- Je peux quand même toucher le fil pour voir comme elle tire.

Et sans attendre mon accord, il saisit la cordelette à quelques mètres de moi et exerce quelques tractions.

 

- C'est vrai qu'elle tire bien, scande-il à plusieurs reprises, puis brusquement il s'enfuit droit devant lui en hurlant:

« Corta hilo, corta hilo ».

Entre les mains, je n'ai plus qu'un morceau de bois inerte et quelques mètres de fil. Ma «Luna », elle, dégringole dérisoirement vers le camp américain à cinq cents mètres de là.

 

Mon oncle et M. Sanchez qui ont vite compris l'agression dont j'ai été victime, s'élancent, avec la vitesse de leur âge, en direction du point de chute. Je n'ai guère de mal à les rejoindre mais nous voyons bien au loin s'affairer la bande de garnements qui attendaient l'aubaine.

Nous récupérerons quand même la «Luna », le papier est déchiré, certes mais l'armature est intacte. Quand au fil, les canifs hâtifs de la bande à Tonio n'en ont laissé subsister qu'une trentaine de mètres. Malgré son essoufflement, tonton Alexandre console :

- C'est rien à changer le papier et j'ai une autre pelote de fil.

Il était gentil, tonton Alexandre, mais il ne put m'empêcher de rêver, cette nuit-là, à une terrible bataille de « Bacalaos » et de « Bariletes » au milieu desquels ma « Luna » ne pouvait s'élever.

 

Quel cauchemar!

 

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