« LES CART'LETTES ou LA TCHAPA »
- Cara!
- Cara!
Tout m'inquiétait dans cet adversaire, du visage impassible à l'attitude comme détachée du jeu. Cela ne signifiait pas la certitude de sa supériorité mais plutôt l’assurance du loup qui accepte de jouer avec l'agneau.
- Crouss !
- Crouss !
J'étais du quartier, mais il ne me connaissait pas. Il m'imaginait sans doute issu des beaux immeubles de la rue d'Arzew. Ma rue Pélissier était pourtant une des passerelles jetées entre celle de la Bastille, habitat des gosses pauvres, et le grand boulevard qui en hébergeait de plus aisés.
- Crouss !
- Cara!
Seulement, au lieu de fréquenter l'école Jules Renard comme tous les gosses du quartier, j'allais à Notre-Dame.
- D'à deux ou d'à trois!
- D'à trois.
Sa réputation de « dur» ne me fut connue que bien des années plus tord. Malgré son aspect malingre, il possédait une force étonnante et, aîné d'une lignée de puncheurs, je crois même que lui ou l'un de ses frères représenta la France à des Jeux Olympiques. Pour l'heure, gamin encore plus maigre que moi, il ne prenait même pas la peine de disposer astucieusement les cart'Iettes sur le bord du trottoir. Les cartelettes (ou carticas)?..., des enveloppes de boîtes d'allumettes dont on n'utilisait que la face portant l'image.
Je pris soin de frapper latéralement pour souffler le plus d'air possible sous le tas mal disposé. Trois carticas se retournèrent, une autre tomba dans le caniveau.
Le jeu consiste, pour les adversaires assis face à face sur la bordure du trottoir, en frappant à tour de rôle du plat de la main, à faire retourner les cart'Iettes disposées images contre terre. Toute image retournée est acquise, la cart'Iette qui tombe dans le caniveau est « barakette » et se rejoue. En trois coups j'avais tout raflé.
Imperturbable, l'autre tira, d’un vieux portefeuille qu'il mit ostensiblement beaucoup de temps à ouvrir, une merveilleuse vignette rouge et or. Depuis quelque temps je savais qu'il en existait, apportées de très loin par ces soldats qu'on voyait encore peu et dont les sombres navires encombraient la rade. Jusqu'alors nous n'utilisions que les« Jockeys »,
image unique de nos boîtes d'allumettes. Parfois apparaissaient, et toujours dans des mains malhabiles, quelques raretés comme les « Casques d'or» et nous n'hésitions pas à proposer jusqu'à dix « Jockeys» pour les jouer. Je possédais plusieurs «Casques d'or»
précieusement serrés par un élastique et enfouis dons la poche arrière de ma culotte.
Lorsqu'il me présenta négligemment sa merveille, une « Safety Matches» qui, visiblement, n'avait jamais servi,
je me sentis brusquement angoissé. Allait-il vraiment accepter de la mettre en jeu? J'étais sûr de la gagner tellement il jouait mal. Je fis un gros effort pour prendre un ton dégagé
- Je te la joue d'à dix!
- D'à vingt.
La transaction s'engagea. C’était pour la forme car j'étais bien décidé à accepter n'importe quel prix. A ma surprise il accepta immédiatement ma seconde proposition: « d'à douze ». La façon d'agir du garçon, ce non-respect des rites, du cérémonial, me déroutaient.
- Crouss !
Afin de savoir qui frappera en premier, il faut « estrimer », c'est à dire, après avoir maintenu la cartelette coincée par les tranches entre le pouce et le majeur, de la projeter en l'air en la faisant virevolter. Si elle tombe image contre terre, c'est Crouss, sinon c'est Cara et on a gagné l'entame.
- Cara!
- Crouss !
C'était à lui de débuter. Je pris soin de disposer les treize vignettes suivant une technique en étoile qui m'avait toujours réussi; la précieuse étant bien entendu enterrée sous les jockeys. Nous commençâmes à jouer.
Peu m'importaient les jockeys que le grand battoir de l'autre faisait voler. Très vite, sous les coups, le verso de l'objet de ma convoitise apparut. Prenant soin de frapper mollement pour ne pas compromettre l'agencement des cartelettes, j'attendis l'erreur. Elle ne tarda pas. Grisé Sans doute par fa facilité avec laquelle il accumulait les jockeys, mon adversaire tenta le «grand coup ». Il cracha dans sa main pour en humecter soigneusement la paume, creusa un peu la main de façon à faire ventouse et frappa très fort. Comme je le prévoyais, il ne réussit qu'à dégager la « Safety Matches ».
L'occasion délicieusement et douloureusement attendue était arrivée. La cartelette isolée offrait un coup aisé mais je ne me sentais pas le droit de la gagner facilement. Je décidais de tenter une frappe tout en douceur et en appel d'air qui avait pour effet de soulever lentement la carte, de la faire hésiter une merveilleuse éternité sur la tranche puis de la faire basculer moelleusement sur l'autre face. J'étais heureux, sûr de moi et, en effet, je réussis ma frappe. L'esprit vide, ne sentant plus ma main meurtrie, je n'osais toucher ma «belle ». L'autre me ramena durement à la réalité.
- Je te la rejoue d'à huit.
C'était impératif, indiscutable.
- Cara!
- Crouss !
Quatre fois je regagnais la « Safety Matches» acceptant les offres, impératives mais de plus en plus dérisoires, de mon adversaire. Puis par trois fois je fis la mise, geste généreux qui consiste à remettre en jeu, gratuitement, quelques cartes afin de donner une dernière chance au perdant.
Par la seule volonté de son regard, sans élever la voix, l’autre me contraignait à rejouer mes gains. L'heure passait, j'étais en retard, je frappais comme dans un rêve mais ma main, trop habile, ne me permettait pas de perdre. Dans mon hébétude je sentis plutôt que je ne vis la présence amie. Je redressais la tête. Mon regard remonta deux jambes maigres, s'attarda sur les salissures familières d'une robe et distingua enfin, en haut, le visage d'Amélia, la grande sœur de mon ami Toinou. Lut-elle dans mon regard l'affolement et la détresse qui m'habitait?
- José ! Que ta mère elle te cherche...et qu'elle est en train de venir.
Me détendant comme un ressort trop fortement et trop longtemps bandé, je harponnai ma sacoche, grommelai je ne sais quoi et m'enfuis laissant Amélia neutraliser l'inquiétant gamin.